Cette audience était l’aboutissement d’une longue enquête du Congrès sur les « Big Tech » – c’est-à-dire Apple, Amazon, Facebook, Google/Alphabet et Microsoft – motivée par des préoccupations croissantes quant aux collusions, à l’exercice du pouvoir de marché et aux pratiques anticoncurrentielles dans le secteur technologique.
Ces inquiétudes trouvent un écho au Canada, malgré le laxisme de la réglementation. Après la dernière audience du Congrès des États-Unis fin juillet, le Bureau de la concurrence Canada a justement lancé une enquête sur les pratiques commerciales d’Amazon, en se concentrant sur un possible « abus de position dominante » lié aux politiques de la société de commerce en ligne à l’égard des tiers vendeurs, qui pourraient restreindre la libre concurrence sur sa plateforme numérique.
Cette intervention limitée des autorités de réglementation suffira-t-elle à attaquer le problème en son cœur ? Probablement pas, d’où l’utilité d’une réflexion sur ce que nous pourrions et devrions faire pour régler les enjeux entourant les géants de la technologie.
Même si ces sociétés sont apparemment très différentes les unes des autres, elles ont un point commun : elles recueillent nos données personnelles.
Certaines, telles que Facebook, tirent leur chiffre d’affaires de la commercialisation des droits d’utilisation de nos données ; d’autres, telles qu’Apple, se servent de nos données pour orienter le développement de leurs produits et services. Quel que soit le cas, les investisseurs semblent parier sur un renforcement du monopole croissant que les géants de la technologie exercent sur nos données.
Si la collecte de nos données est possible, c’est uniquement parce que la pratique est peu réglementée ; même la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques du Canada est inoffensive et obsolète.
Les géants de la technologie peuvent recueillir nos données en presque totale impunité. Comment cela se fait-il ?
Le mécanisme est essentiellement fondé sur le consentement contractuel que l’utilisateur donne en acceptant les conditions d’utilisation, que personne ne lit – ou ne comprend – et que tout le monde signe pourtant pour télécharger les dernières applis en vogue. Il importe de rappeler le fait que nous n’avons pas décidé collectivement si cette collecte généralisée de données est acceptable ou non.
Certains estiment qu’il n’y a rien de mal à cela, et qu’il vaut mieux laisser décider le marché. Mais cette approche appelle à quelques importantes réserves.
D’abord, nous perdons la maîtrise de l’utilisation faite de nos données, puisque les conditions contractuelles permettent à de nombreux utilisateurs tiers de piocher dans le tas, par exemple. En conséquence, nous nous retrouvons démunis face à l’amplification numérique des préjudices sociaux.
Ensuite, la taille même de ces grandes sociétés les aide à renforcer leur position dominante, puisqu’il est de plus en plus difficile à leurs concurrents de lutter contre leur contrôle sur nos données. D’aucuns qualifient cette situation de monopole, mais il s’agit d’un monopole d’un genre nouveau, inédit, fondé sur un travail de précision et non sur la force brute. Contrairement à un monopole classique, il a pour but d’analyser nos actions et nos comportements pour exposer ce qui excite notre intérêt et déterminer le niveau de prix exact que nous sommes disposés à débourser pour nous procurer des produits en tous genres.
Enfin, la législation antitrust actuelle est vraisemblablement de peu d’utilité, car elle ne s’intéresse pas aux nouveaux modes d’exercice du pouvoir de marché.
Le Canada devrait prendre exemple de l’Union européenne pour déterminer comment traiter ce genre de problème. L’UE a pris l’initiative d’imposer des limites sur l’utilisation des données personnelles par les grandes sociétés technologiques. Et je ne parle pas seulement du règlement relatif à la protection des données de 2018. Les versions préliminaires du projet de loi sur les services technologiques montrent que l’UE s’apprête à adopter une position beaucoup plus ferme sur le contrôle des données que les géants de la Tech pourront exercer à l’avenir, Margrethe Vestager – vice-présidente exécutive de la Commission européenne pour une Europe adaptée à l’ère numérique – cherchant expressément à faire éclater leur vaste monopole sur les données.
Ce dont le Canada a besoin, c’est d’une vision claire des données que détiennent les géants de la Tech, pour être en mesure de leur demander des comptes sur les bénéfices qu’ils en tirent. Nous devons limiter la collecte de données à un motif ponctuel, spécifié et limité dans le temps, en excluant leur diffusion par voie d’autorisations à des tiers. Il faut imposer des limites sur les utilisations non divulguées d’algorithmes décisionnels susceptibles d’influencer notre façon de vivre. Nous avons enfin besoin de plateformes numériques qui ne servent pas uniquement de marchés extractifs.
Il y a encore beaucoup d’autres choses que nous pourrions exiger et le moment est on ne peut plus opportun, en cette période où les géants de la Tech sont sur le grill.
Kean Birch est professeur agrégé du programme de premier cycle en science et en technologie de l’Université York
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Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, vise l’éclatement du vaste monopole des géants de la Tech sur les données. « Le Canada devrait prendre exemple de l’Union européenne pour déterminer comment traiter ce genre de problème. L’UE a pris l’initiative d’exiger des limites sur l’utilisation des données personnelles par les grandes sociétés technologiques, » selon Kean Birch.
Cet article est signé Kean Birch, professeur agrégé du programme de premier cycle en sciences et technologie de l’Université York, à titre de chroniqueur invité du Toronto Star ; reproduit avec l’autorisation du réseau d’édition Industry Dive. Veuillez adresser vos questions sur les licences par écrit à legal@industrydive.com.